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Chroniques
Чародейка | L’enchanteresse
opéra de Piotr Tchaïkovski
Rendez-vous consacré de la saison de l’Opéra national de Lyon, le (mini) festival de printemps se décline chaque année sous une thématique différente. Placé sous l’enseigne Vies et Destins, le cru 2019 cultive l’expérimentation et la redécouverte. Si le spectacle réglé par Dávid Márton, Didon et Enée, remembered, transgresse la littéralité de l’œuvre de Purcell pour en multiplier les échos, l’ouverture se fait avec une rareté de Tchaïkovski, L’enchanteresse, mise en scène par Andriy Zholdak.
Sur un livret qu’Hippolyte Chpajinski adapta de sa pièce éponyme à succès, aujourd’hui tombée dans le même oubli que son auteur, l’ouvrage, créé en 1887 à Saint-Pétersbourg, n’a guère passé la rampe de la postérité et n’a pas souvent foulé les planches d’Europe occidentale. Sa facture même n’en est sans doute pas innocente. Située dans la ville emblématique de Nijni Novgorod, l’intrigue touffue plonge dans le folklore russe, haut en couleurs. Dans une auberge au confluent de l’Oka et de la Volga, le Prince de la cité tombe sous le charme d’une jeune veuve que le clerc Mamyrov veut condamner. La passion suscite la jalousie de l’épouse ; celle-ci empoisonne la séductrice, amoureuse du fils, que le père tuera accidentellement. Si les ensembles et les chœurs, qui rendent le premier acte assez bavard, ne sauraient se mesurer à la puissance de Moussorgski, on reconnaît le génie mélodique du compositeur dans des airs et des duos riches en sentiment. Les séquences marquantes ne manquent pas. La déréliction finale du Prince rappelle la solitude d’Onéguine après les adieux de Tatiana. Mais la partition n’évite pas toujours les longueurs dont sont épargnés d’autres opus, récemment encore méconnus, à l’instar d’Iolanta [lire nos chroniques du 30 mars 2003, du 11 mai 2007, du 28 mars 2010, du 11 novembre 2012, du 7 mai 2013, du 14 février 2015, des 14 mars et 13 mai 2016].
Le boulimique travail du metteur en scène ukrainien, qui s’appuie sur les ressources cinématographiques, n’est peut-être pas non plus étranger à la relative perplexité avec laquelle on quitte la salle. La densité des intentions dramaturgiques ne peut qu’être louée. Divisant le plateau en trois éléments mobiles, la scénographie, réalisée avec le fils, Daniel, et rehaussée par des lumières conçues avec les équipes de la maison, s’attache à mettre en évidence toutes les implications de l’intrigue, aussi bien sentimentales que politiques et religieuses, avec la mainmise du clergé sur l’espace social et le pouvoir. À cet égard, l’ouverture vidéographique, réglée par Étienne Guiol, qui fait arriver Mamyrov en noire tenue de ministre du culte, depuis une église lyonnaise jusqu’à la scène de l’Opéra, en un procédé habile quoique plusieurs fois éprouvé, ne saurait manquer de saveur dans la capitale des Gaules, à l’époque des soutanes baladeuses et du silence des crosses qui les dissimule. L’ironie, sinon la satire, envers les bigoteries, s’illustre, par exemple, dans une méditation du vieux clerc qui se restaure aux électrochocs depuis un autel avec ampoules luminescentes, dont on a décroché un immense crucifix où se cache des espions technologiques installés par ce même Mamyrov. Les costumes de Simon Machabeli servent la caractérisation des personnages, à l’instar de l’héritier Youri baignant encore dans l’enfance des peluches, au diapason d’une direction d’acteurs qui évite la facilité de la figuration, y compris dans les rôles plus secondaires, au prix de bamboches narcissiques, parfois. Au moins cet éclairage des échos actuels et intemporels du texte ne relègue-t-il aucun accessoire à une fonction figurative ; il témoigne d’une maîtrise technique çà et là quelque peu prolixe.
Essentiellement issue de l’aire slave, la distribution ne manque pas de moyens pour défendre la partition. Dans le rôle-titre, l’aubergiste Nastassia, alias Kouma, Elena Guseva déploie une opulence évidente que n’effraie pas la longueur de la soirée [lire notre chronique de La bohème]. La constance du matériau sert une incarnation sensible et nuancée. Applaudi à Lyon dans un récent Macbeth [lire nos chroniques du 15 octobre 2012 et du 13 septembre 2018], Evez Abdulla affirme un Prince Nikita robuste, à la ligne et au timbre mordants, réverbérant l’aura et l’impulsivité du gouverneur de Nijni Novgorod. En Princesse Eudoxie, la maturité chafouine de Xenia Vyaznikova fait pencher la balance vers l’expressivité, dans une présence qui ne cède en rien à celle de son époux, et s’apparie avec la rondeur homogène de sa sœur, Nenila, assumée sans faiblesse par Mairam Sokolova. Si l’entrée de Migran Agadzhanyan se soumet à la timidité d’Youri, le fils, celui-ci laisse ensuite épanouir l’éclat d’un lyrisme sincère et investi. Tirant les ficelles du drame, Piotr Micinski résume remarquablement le patelinage de Mamyrov. La solidité de l’émission se conjugue à un instinct des ressources vocales pour dessiner les méandres de la sournoiserie calotine du vieux clerc.
Les apparitions secondaires ne déméritent pas. L’aplomb ne fait pas défaut à Ivan, le maître de chasse campé par Oleg Budaratskiy. Parmi les tessitures graves, on citera encore l’oncle Fika, confié à Szymon Mechliński, le sorcier Koudma dont Sergueï Kaydalov assoit l’autorité, Potap, fils de marchand, et le lutteur Kitchiga, respectivement dévolus à Roman Hoza et Evgueni Solodovnikov. Daniel Kluge (Balakine, un marchand), Christophe Poncet de Solages (Loukach) et Vasily Efimov (un vagabond), les trois ténors de caractère, répondent aux attendus idiomatiques. Issue du Studio de l’Opéra national de Lyon, Clémence Poussin s’acquitte des interventions de Polia, amie de Kouma. Préparé par Christoph Heil, le Chœur remplit son office consistant, à défaut de pallier le manque d’identité autre que pittoresque que Tchaïkovski lui réserve.
Dans la fosse, Daniele Rustioni fait montre d’une énergie ostensible pour défendre la partition et encourager les pupitres de son orchestre à faire vivre couleurs et affects, sans parvenir à décanter tout à fait les lignes directrices d’une architecture dramaturgique un peu lâche. Sans coproducteurs déclarés (pour le moment), la pari de cette résurrection méritait néanmoins d’être tenu.
GC